Philosophie de l’incertitude : éclairages pour les leaders contemporains ?
Pourquoi les philosophes pragmatistes sont essentiels aux dirigeants ?
1 - Savoir, ce n’est plus pouvoir
Face à l’incertitude, le réflexe le plus courant des leaders, des dirigeants, des managers, est de consulter des experts. Ils présupposent le plus souvent que c’est par l’apport de solutions que les incertitudes seront résorbées. Autrement dit, que l’incertitude est intimement liée à leur ignorance ou leur manque de connaissance. Ainsi, être stratège semble se résumer à savoir quoi faire, quoi penser et où aller. Et c’est en partie vrai ! Car la pensée occidentale s’est d’abord construite dans un esprit de sécurisation intellectuelle : l’acte philosophique du platonisme, c’est d’inscrire la réalité dans un cadre immuable, à la différence des sophistes qui en considéraient d’abord la variabilité de notre réalité. Nos attentes vis-à-vis de ceux qui nous guident sont donc le plus souvent de cet ordre. En somme, nous pensons que savoir, c’est pouvoir.
Mais la pandémie, les bouleversements économiques, et les avancées technologiques rapides ont créé un environnement où les modèles décisionnels traditionnels ne suffisent plus. Cela est sans doute de plus en plus vrai. Et le philosophe, qui sait qu’il ne sait pas, fait de sa méconnaissance une puissance : ici, c’est ne pas savoir qui fait pouvoir. Car le sujet n’est plus d’avoir des connaissances, mais d’avoir des méthodes de discernement pour s’orienter dans l’action. Tel est le cœur de ce que nous vendons chez Noetic Bees : un philosophe de transition, c’est un tiers instruit des techniques de discernement qui, pour certaines, ont plus de 2000 ans d’ancienneté.
2 - Agir, c’est anticiper les conséquences de son action ?
Au-delà de la recherche de vérités immuables, de modèles décisionnels certains, on peut voir certains dirigeants se plonger dans une approche utilitariste : agir revient à anticiper les conséquences de son action. Cette approche pragmatiste repose sur la philosophie de John Stuart Mill. Elle permet de construire des scénarios. Le leader, le manager, le dirigeant est alors celui qui évalue les risques, les avantages, avec autant de rationalité que possible, en se concentrant sur les résultats de l’action : on décide en fonction d’une finalité. Cette finalité peut être centrée sur l’entreprise ou étendue à ses parties prenantes et, de nos jours, à son impact dans le monde. La limite de cette approche c’est précisément la formulation de cette finalité : comment penser la finalité de l’action dans un contexte d’incertitude ? Comment penser les conséquences de nos choix quand les modèles mêmes qui nous permettraient de les comprendre sont mis en échec ? En somme, la perspective séduisante que nous propose John Stuart Mill repose sur un monde calculable, déterminable, qui ressemble peu ou prou à celui que Platon pouvait nous proposer. Ce n’est donc pas un monde d’incertitude, mais un monde où savoir, c’est encore pouvoir.
Pour donner un exemple concret, cette lecture de la réalité est celle à laquelle vous êtes confrontés lorsque vous contractez une assurance. Mettons que vous louez une voiture pour six jours. Cette location implique un montant de franchise, un montant de location et un éventuellement un montant de frais pour les amendes que vous pourriez avoir sur la route. Généralement, votre loueur vous propose une assurance pour diminuer le montant de la franchise : ce montant ce calcul au prix jour. Soyons concret : la franchise de votre véhicule est de 1900 euros. On vous propose de réduire cette franchise de 70%, soit 570 euros restant à charge, si vous contractez une assurance de 18 euros par jour, soit 108 euros. Le raisonnement de l’assureur c’est de dire que c’est rentable puisque, en cas d’accident, la franchise engagée sera plus faible. Donc le rapport au risque est présenté comme binaire : sans ou avec accident. Le cadre qui permet de penser la finalité de l’action est déterminé et clair. Dans un monde incertain, celui que nous évoquons depuis le début de cet article, c’est ce cadre qui est mis à mal : je ne peux pas penser la finalité de mon choix en fonction de cette approche binaire. Au contraire, je suis confronté à un ensemble de possibles sans possibilité réelle d’en estimer la probabilité. Autrement dit, le raisonnement qui dit « c’est rentable », ne tient plus : les possibilités de scénarios sont telles, et leurs probabilités tellement incertaines qu’il devient plus pertinent de ne pas prendre l’assurance alors même que ça paraît pourtant rentable. Car ce monde émerge d’itérations sans anticipations de leurs propres probabilités.
3 - Le réel, ce chaos dans lequel il faut agir ?
Sans prétendre à un panorama exhaustif de ce que les philosophes peuvent nous dire de ce monde incertain, voici tout de même quelques clés. Philosophiquement la prise de risque est le plus souvent vue comme un moyen de naviguer, de comprendre ou de défier les aspects imprévisibles ou difficiles de l'existence humaine. Nietzsche est peut-être à ce sujet le penseur le plus radical puisqu’il définit le chaos comme un attribut fondamental du réel, rendant la prise de risque nécessaire et le refus de risque mortel. D’autres philosophes abordent cette thématique, mais se concentrent davantage sur la manière dont les individus réagissent ou donnent un sens à un monde complexe et souvent incertain. D’une manière générale, les philosophes du risques sont à distance d’une approche platonicienne du réel (qui considère qu’il existe des vérités immuables à l’ordre du monde et que notre rôle est de les découvrir) :
La question de l’incertitude renvoie donc intimement à la capacité du dirigeant à discerner sur les risques qu’il accepte de prendre pour lui-même et ceux qu’il accepte de faire vivre à son équipe. La valeur d’un philosophe de transition dans l’entreprise repose donc sur l’idée que le discernement n’est pas un processus introspectif, mais un processus réflexif : nous avons besoin de l’autre pour mieux discerner. Se faire aider par un expert des processus de discernement, c’est se donner toutes les chances d’un processus pertinent.
4 - Qu’est-ce qu’une approche pragmatiste en philosophie ?
Chez Noetic Bees, nous avons fait le choix de nous appuyer sur John DEWEY pour penser nos modalités d’action. Ce choix n’est pas anodin, il est pensé et réfléchi au regard des terrains que nous avons rencontrés. Ce penseur, philosophe et psychologue, nous a été d’une grande aide dans la construction des modèles d’actions et d’aide au discernement que nous proposons à nos clients.
Notre présupposé pratique est qu’une transformation se fait tout autant par l’expérimentation des changements que par la réflexivité qu’on peut en dégager. On parle d’un phénomène d’appropriation. Souvent, la nécessité de faire intervenir des philosophes d’entreprise, ou de transition, vient d’un besoin de prise de recul : un besoin de réflexivité. Que l’on s’adresse à un dirigeant ou à un collectif, le choix du tiers philosophique vient de la recherche d’un tiers questionnant, qui viendra aider à la compréhension d’une complexité qui, de prime abord, l’interdit, ou la rend fort peu évidente : c’est là le cœur des contextes d’incertitude.
C’est la raison pour laquelle un philosophe de transition ne peut pas être un simple conférencier, si clair et pédagogue soit-il. Car sa démarche vise à adresser différents niveaux de réflexivité. C’est là l’un des fondamentaux de la méthode déployée par Noetic Bees : interroger les niveaux de réflexivité avec les acteurs eux-mêmes pour provoquer des « changements de niveaux », ce que nous appelons des « eurékas ». En tant que tiers questionnant, discernant, nous accompagnons ce processus en attirant toujours plus l’attention sur l’objet du discernement et la manière dont il est adressé. C’est en cela également que notre méthode est, par essence, apprenante : une méthode d’enquête, en accord avec le courant pragmatiste de John Dewey. Parce qu’elle se construit « en marchant », il est ainsi difficile de poser des indicateurs a priori sur ce qui est en train de se jouer dans l’accompagnement. Nous le découvrons et le mettons en discussion tout au long de l’accompagnement, tout autant avec nos commanditaires qu’avec celles et ceux que nous accompagnons. Et c’est l’un des fondamentaux de la recherche-action. Une démarche de recherche et de construction au fur et à mesure de l’avancement, et en fonction de la réception par le terrain et de ce qui en émerge.
La conséquence de ce type de méthode est évidente : il y a parfois des ratés. Sans doute comme avec d’autres méthodes. Mais sans doute amplifié par un biais initial : l’aspect « découverte », « tâtonnement », n’induit pas naturellement la confiance du commanditaire et elle devient un ingrédient essentiel dans la poursuite du travail. Car c’est l’une des clés de notre approche : il s’agit d’emmener les commanditaires autant que les équipes dans le processus de réflexivité. À l’évidence cela induit des biais, et les mauvais esprits admettrons volontiers que c’est une technique commerciale imparable - cela nous a sans doute été reproché. Pour autant, comment pensez-vous transformer une institution de plusieurs centaines de collaborateurs.rices sans impliquer chacune des parties prenantes du projet dans son élaboration ? Comment oser penser que cette transformation peut se faire sur le mode de la prestation de service alors que l’enjeu est profondément partenarial : un enjeu d’alliance ? Et cela était d’autant plus pertinent que nous avions fait un choix philosophique fort : le pragmatisme, c’est-à-dire l’idée la connaissance et la vérité sont trouvées dans l'action et les conséquences pratiques des idées, et non dans les idées elles-mêmes.
C’est-à-dire a minima l’idée que notre méthode est basée sur un processus dynamique, itératif, impliquant que c’est dans une interaction constante avec l'environnement et une adaptation continue aux nouvelles informations que les expériences, l'apprentissage et la compréhension émergent et sont rendus possibles. Au cœur donc de l’approche proposée, une volonté de résoudre des problèmes, des inerties culturelles, techniques ou technologiques, sociales, relationnelles ou humaines. Souvent décrite comme un cycle de résolution de problèmes, l’approche de John DEWEY commence par la reconnaissance d'une situation problématique, suivie par l'hypothèse de solutions potentielles, l'expérimentation pour tester ces hypothèses, et enfin, l'adoption de stratégies basées sur les résultats observés. Comment donc penser que l’annonce d’une stratégie de transformation repose sur l’annonce d’un plan de transformation ? Car si ce qui se conçoit clairement s’énonce clairement, encore faut-il se demander ce que l’on a à concevoir : le processus ? Ses intentions ? Ses premières étapes ? Des principes de méthodes ?
On l’aura compris, la question du risque pour un philosophe pragmatiste c’est d’abord la question de l’action : il ne s’agit de savoir si l’on agit ou non, il s’agit d’agir, pour appréhender et comprendre le risque à mesure qu’il se présente. La place du discernement et des propositions comme celle du philosophe de transition sont alors des aides précieuses pour les dirigeants.
5 - Conclusion et Remarques
Un philosophe que nous aimons beaucoup, Gaston Bachelard, a théorisé le concept de phénoménotechnique, c’est-à-dire l’idée que nos techniques produisent des représentations. Ce concept, central dans sa philosophie des sciences, permet de penser un paradoxe inhérent de notre sujet. Aujourd’hui, nous pilotons nos entreprises avec des outils financiers comme le budget et le bilan. Autrement dit, dans un cas nous regardons devant, présupposant que nous savons de quoi l’avenir est fait ; et dans l’autre, nous regardons derrière, pour acter d’une réalisation. Et si petite soit la maille que nous adoptons, c’est toujours dans ces univers temporels que nous travaillons. Autrement dit, nous présupposons toujours un savoir, même projectif, pour aborder la question du pilotage financier de nos organisations. Et cela nous apparaît comme un cadre de raison, un cadre pertinent pour sécuriser le développement de l’organisation.
Mais dans un monde où la question de la certitude est balayée, où c’est l’incertitude qui gouverne, que penser de cette utilisation des outils de la certitude dans des processus qui, par défaut, sont incapables de la penser ?