
De nos jours, les décideurs doivent faire face à des défis sans précédent. L'environnement économique et technologique évolue à une vitesse vertigineuse, marqué par des phénomènes comme la digitalisation, la volatilisation des marchés et l'accélération des cycles d'innovation. Face à cette réalité, une qualité se distingue comme essentielle : le discernement.
Longtemps perçu comme une aptitude intuitive ou un talent inné, le discernement est aujourd'hui reconnu comme une compétence qui peut et doit être développée. Il ne s'agit pas seulement d'analyser des données, mais bien de savoir les interpréter avec justesse, en prenant en compte leur complexité et leurs implications stratégiques. Comment le discernement permet-il aux décideurs de mieux appréhender leur environnement et d'anticiper les conséquences de leurs choix ? Comment peut-il être renforcé ?
Cet article explore pourquoi le discernement est devenu la compétence essentielle des décideurs et comment il peut être développé au sein des organisations.
Le concept de discernement en philosophie et en gestion
Le discernement peut être défini comme la capacité à juger avec clarté et justesse une situation donnée en tenant compte de sa complexité et de ses implications. En philosophie, Aristote (“Éthique à Nicomaque”, IVe siècle av. J.-C.) parlait de la phronésis, la prudence ou sagesse pratique, qui permet à l'individu de prendre des décisions éclairées en contexte d'incertitude.
Dans le domaine du management, Ann Langley (2009) souligne que la prise de décision ne peut pas reposer uniquement sur des méthodes analytiques, car les organisations évoluent dans des contextes imprévisibles et dynamiques. Elle met en avant la nécessité d’une approche interprétative et adaptative du management, où le discernement joue un rôle clé.
L’impact des environnements VUCA et BANI sur la prise de décision
L’acronyme VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity) a été popularisé par l'armée américaine pour décrire les environnements extrêmes où les stratégies traditionnelles se révèlent inefficaces. Aujourd'hui, il est complété par le concept BANI (Brittle, Anxious, Nonlinear, Incomprehensible) qui met l'accent sur la fragilité, l'anxiété et l'imprévisibilité des situations actuelles.
Dans ces environnements, la seule analyse rationnelle ne suffit plus : il faut savoir évaluer rapidement une situation, identifier les signaux faibles et anticiper des conséquences inattendues. Le discernement devient donc un atout fondamental pour réagir de manière adaptative et proactive.
Le questionnement socratique et l’herméneutique
Socrate (Ve siècle av. J.-C.) enseignait que poser les bonnes questions est plus important que d’avoir des réponses toutes faites. Cette méthode, appliquée au leadership, permet aux décideurs d'éviter les biais cognitifs et de mieux comprendre les enjeux complexes. Paul Ricœur (“Soi-même comme un autre”, 1990) prolonge cette idée en montrant que l’interprétation des faits passe par une mise en perspective, une distanciation critique qui enrichit le jugement.
L’importance du dialogue et de la confrontation des idées
Philippe Lorino (“Le sens de l’action”, 2018) met en avant l’approche dialogique dans le management. Selon lui, les décideurs doivent s’appuyer sur le dialogue et la confrontation des points de vue pour affiner leur compréhension des situations. Le discernement se construit collectivement par le biais d’un processus d’interprétation partagée.
L’entraînement au doute et à l’analyse critique
Un bon décideur ne se contente pas d’accumuler des connaissances : il doit être capable de remettre en question ses propres certitudes. Franck Tannery (“Critique et management”, 2019) souligne que l'esprit critique est un levier essentiel pour éviter les pièges du conformisme et de la pensée unique.
Le retour réflexif et l’apprentissage par l’expérience
John Dewey (“How We Think”, 1910) insiste sur l’importance de l’expérience et de la réflexion pour développer une intelligence adaptative. La pratique du retour réflexif permet d’affiner progressivement le discernement en tirant des enseignements concrets de chaque décision prise.
Les dispositifs collectifs pour renforcer la prise de recul
Les communautés de pratique et le mentorat sont des moyens efficaces pour enrichir le discernement des décideurs. Jonathan Sambugaro (“Management et intelligence collective”, 2021) préconise la mise en place de dispositifs collaboratifs qui favorisent l'échange d’expériences et la confrontation bienveillante des points de vue.
Conclusion
Dans un monde en perpétuel changement, le discernement s’impose comme la compétence essentielle pour les décideurs. Il permet de naviguer avec sagesse dans l’incertitude, d’anticiper les conséquences des choix stratégiques et d’affronter la complexité avec lucidité. En s’appuyant sur la philosophie appliquée, le questionnement critique et le dialogue, les leaders peuvent développer un leadership cognitif plus adaptatif et pertinent.
Les entreprises ont tout intérêt à intégrer cette approche dans leur culture managériale afin d’assurer une prise de décision éclairée et durable face aux défis contemporains.