[BLOG] La sagesse pratique : un pilier du leadership

Discernement et questionnement pour un leadership éclairé

Dans un monde complexe, où les défis se multiplient et où les décisions sont souvent prises sous pression, le leadership ne peut être seulement une question de compétences techniques ou de savoir-faire. Inspiré par le concept antique de phronesis, ou sagesse pratique, un nouveau type de leadership émerge : un leadership par l'esprit critique, ou leadership cognitif, qui valorise le discernement et le questionnement. La phronesis nous enseigne qu’un bon leader est à la fois capable de prendre des décisions justes et d’embrasser la complexité humaine.

1. Définition de la phronesis : une sagesse orientée vers l’action et le bien commun

La phronesis, dans la pensée aristotélicienne, représente une forme de sagesse orientée vers l’action, une vertu qui permet de faire des choix judicieux face aux situations concrètes. Contrairement à la sophia (sagesse théorique) ou à la techne (savoir-faire technique), la phronesis engage le jugement et les valeurs morales d’un individu. Aristote soutient que cette sagesse pratique est l’une des vertus les plus hautes, car elle permet à l’individu d’agir dans l’intérêt commun tout en tenant compte des nuances du contexte.

En quoi est-elle pertinente pour le leadership aujourd’hui ?

Dans un environnement professionnel complexe, un leader ne peut plus s’appuyer exclusivement sur des outils analytiques. Il doit comprendre les contextes particuliers de ses équipes, de ses projets et de l’environnement social plus large. La phronesis s’avère donc essentielle : elle invite le leader à aller au-delà des règles fixes et à exercer un jugement basé sur l’expérience et le discernement, orienté par une réflexion éthique sur le bien commun.

2. Discernement dans la pratique du leadership : une qualité pour la prise de décision

Le discernement est la capacité de distinguer le vrai du faux, le bien du mal, l’urgent de l’important. En leadership, il s’agit de peser les options avec une conscience aiguë des répercussions potentielles. Cette qualité repose sur trois compétences clés : l’observation, la capacité de recul et l’analyse des implications à court et à long terme.

Cas pratique : le discernement dans la gestion de crise

Lorsqu’une crise survient – par exemple, une restructuration ou une fusion – les leaders doivent décider rapidement mais intelligemment. Le discernement les aide à évaluer chaque option en tenant compte non seulement des résultats financiers, mais aussi des impacts humains. Prenons l’exemple d’une entreprise confrontée à une baisse de productivité et de moral parmi les employés. Plutôt que d’imposer de nouvelles directives strictes, un leader doté de discernement pourrait d’abord analyser les causes profondes de la situation, consulter les équipes et envisager des changements de culture ou d’organisation qui apporteraient des bénéfices durables.

Liens théoriques : de l’éthique de la vertu au leadership situationnel

La philosophie de l’éthique des vertus, développée par Aristote, suggère que le bon jugement est fondamental pour développer un caractère moral fort. Dans un contexte de leadership, cette éthique se traduit par une capacité à faire des choix vertueux, non par automatisme mais par réflexion active. Cette approche rejoint les principes du leadership situationnel, où chaque décision est prise en fonction des particularités du contexte et des besoins des individus impliqués.

3. Le questionnement comme démarche socratique : l’art de l’investigation dans le leadership

Le questionnement est un outil puissant pour le leader qui souhaite remettre en question ses propres idées et encourager une culture d’apprentissage et d’innovation. Inspiré de la méthode socratique, le questionnement permet d’explorer les présupposés, d’ouvrir des perspectives nouvelles et d’enrichir le dialogue.

Application du questionnement socratique en réunion

Dans une réunion d’équipe, un leader qui utilise le questionnement pour ouvrir le dialogue plutôt que pour imposer une direction peut transformer la dynamique. Par exemple, au lieu de dire « Nous devons atteindre cet objectif coûte que coûte », il pourrait demander : « Quels obstacles voyons-nous pour atteindre cet objectif ? Quelles alternatives ou modifications pourrions-nous envisager pour réduire les risques ? Dans quelles mesures ces obstacles sont-ils également remèdes ? » Cette ouverture au questionnement favorise la transparence et permet de traiter des éléments importants qui pourraient autrement passer inaperçus.

Contribution théorique : la culture de la curiosité et de l’engagement

L’art du questionnement renvoie également aux théories modernes de l’organisation apprenante, développées notamment par Peter Senge dans The Fifth Discipline. Senge avance que les organisations apprenantes, qui privilégient le dialogue et l’investigation, sont plus résilientes et innovantes. Un leader capable de poser des questions ouvertes encourage ses équipes à s’exprimer librement, à évaluer leurs propres idées et à s’engager activement dans la recherche de solutions.

4. Combiner phronesis, discernement et questionnement pour une approche éthique

Le leadership basé sur la phronesis va au-delà des objectifs de performance. Il s’inscrit dans une perspective éthique où les valeurs humaines sont au cœur de la prise de décision. En combinant discernement et questionnement, le leader crée un espace où les valeurs de respect, de transparence et de bienveillance peuvent prospérer.

Exemple : gestion de conflits internes avec discernement et questionnement

Dans un conflit entre équipes, un leader ayant intégré la phronesis utilisera le discernement pour comprendre les origines du conflit et les valeurs en jeu pour chaque partie. Le questionnement, dans ce cas, aidera à clarifier les points de vue, à écouter activement et à impliquer les parties dans la recherche d’une solution. Cette approche permet d’éviter une résolution de conflit dictée, qui pourrait créer du ressentiment, au profit d’une médiation participative et respectueuse.

Perspective philosophique : vers une éthique de la responsabilité

Hannah Arendt et Emmanuel Levinas, bien que de différentes traditions, ont tous deux insisté sur l’importance de la responsabilité éthique dans l’action. Pour Arendt, agir de manière éthique est un acte de responsabilité envers autrui. Levinas, quant à lui, définit l’éthique comme l’attitude face à l’autre en tant qu’être humain unique. En intégrant la phronesis, le leader accepte la responsabilité de ses décisions pour l’organisation et pour chaque individu, tenant compte des impacts humains avant tout.

5. Les défis du leadership éclairé par la sagesse pratique : un engagement exigeant

Appliquer la phronesis en leadership présente certains défis. Le discernement et le questionnement prennent du temps, alors que les organisations évoluent dans un environnement où les décisions doivent être rapides et efficaces. De plus, intégrer la sagesse pratique demande une maîtrise émotionnelle et une forte résilience face à la pression.

Résistance au changement et tolérance à l’incertitude

Les leaders qui cherchent à pratiquer la phronesis doivent souvent faire face à des résistances. Il n’est pas rare que des organisations ou des équipes préfèrent des réponses rapides et claires aux questions ouvertes et nuancées. De plus, la tolérance à l’incertitude est nécessaire pour questionner les approches existantes, même si cela implique de renoncer à des certitudes confortables.

6. Conclusion : pour un leadership éclairé et durable au sein des organisations

Intégrer la phronesis dans le leadership, c’est construire une organisation résiliente et éthique, où la prise de décision est guidée par le discernement et un questionnement constant. En privilégiant ces qualités, les leaders non seulement renforcent la cohésion de leurs équipes mais contribuent également à une culture organisationnelle positive et inspirante.

Les leaders capables d’adopter cette approche inspirent une nouvelle génération de décideurs, qui conjuguent performance et éthique avec humanité. En ce sens, la phronesis n’est pas seulement une vertu philosophique ancienne, mais une nécessité contemporaine dans le monde complexe du travail et de la gestion.