Dans l’expression « donner du sens », le verbe « donner » n’est jamais conjugué. Au mieux il s’agit d’un infinitif, au pire… d’un impératif : on ne se demande jamais « as-tu bien donné du sens » ? Car poser la question, c’est se demander in fine « comment » le faire. Car le sens n’est pas tant quelque chose qui se transmet que quelque chose qui s’expérimente. Ce qui « a » du sens pour nous c’est ce qui « fait » sens pour nous : il y a entre le sens que nous sommes capables de dire et l’expérience intime que nous avons quelque chose de l’ordre de la connivence ou de la complicité. Tel est le sens de la distinction proposée par Karl E. Weick dans les années 1990 et qui a contribué à nourrir notre réflexion opérationnelle chez Noetic Bees :
Et Weick soulignera l'importance du « faire sens » comme un processus continu qui aide les individus à structurer l'inconnu et à naviguer dans la complexité. « Donner du sens », c’est donc une posture idéaliste (elle présuppose que la vérité est d’abord dans l’idée). On cherchera à traduire dans des mots aussi simple, lisible et clair que possible ce qu’on perçoit du sens à transmettre. Le langage y est souvent opératif, sinon performatif : il parle de l’action à venir, des souhaits d’actions à réaliser, mais ne décrit que rarement une réalité effectivement vécue par les équipes. A l’opposé « faire sens », c’est une posture pragmatique. On ne donnera pas de manuel, on cherchera à concevoir le dispositif permettant aux équipes d’expérimenter des idées, des hypothèses, des postures : ils ressentent ainsi dans leur chair ce qui a du sens et ce qui n’en a pas.
La distinction entre ces deux concepts est importante car elle souligne la différence entre la perception individuelle (faire sens de l'environnement par soi-même) et l'influence interpersonnelle ou organisationnelle (aider ou guider les autres à faire sens de l'environnement). Ces notions sont fondamentales pour comprendre la dynamique du leadership, de la gestion du changement et de la communication dans les organisations.
Pour un philosophe, cela a une conséquence très concrète. Plutôt que de travailler sur le sens d’un changement, on va travailler sur les situations qui changent, et on va les faire expérimenter pour que ce soient les participants eux-mêmes qui décrivent ce qui change pour eux avec leurs mots. Plutôt que de parler d’intelligence collective, on va mettre les participants d’un groupe en situation de coopération pour les amener à se voir en train d’être ou de ne pas être intelligents collectivement. Plutôt que de parler de la « confiance » dans le management comme un mantra culpabilisant, on va les amener à décrire la pluralité des comportements qui peuvent tantôt être compris comme l’expression de la confiance, ou tantôt l’expression de la défiance, pour qu’en émerge moins un guide moral qu’un processus de discernement au cas-par-cas maison.
Chez Noetic Bees, on ne parle pas du changement ou des changements « en soi », mais on s’intéresse aux conditions effectives du changement en situation, puis nous l’interrogeons avec ceux qui l’habitent, le vivent et auront à l’accompagner, pour qu’il soit d’eux plutôt qu’il ne soit le fruit de quelques-uns le plus souvent incapables de répondre à la question « comment ». C'est à nos yeux l'une des conditions clé d'un processus efficace de transformation.
Références clés :