Mais le philosophe vint à l’entreprise et j’ai souvent entendu la fameuse histoire des trois coiffeurs. C’est l’histoire de trois coiffeurs d’une même rue, qui cherchent à se différencier : le premier revendique un matin sur la devanture de son salon qu’il est le « meilleur coiffeur de France ». Une parole sans doute un peu performative qui avait cependant le mérite d’impacter l’esprit de la clientèle. En réaction, le second coiffeur revendiqua d’être « le meilleur coiffeur du monde ». Par ce geste, il fournit une définition de la concurrence comme « distinction » : il faut que je me distingue des acteurs de mon marché pour être lisible et avoir une chance d’exister. Le dernier coiffeur, ne pouvant décemment pas revendiquer d’être le meilleur coiffeur de la galaxie, choisit un positionnement plus modeste, mais qui fit la différence : le meilleur coiffeur « de la rue ». Parce qu’en un sens, la question n’était pas tant d’être meilleur « en général » que d’adapter son discours à sa cible : en l’occurrence, les habitants du quartier. Je trouve cette histoire intéressante parce que ce dernier coiffeur nous permet d’aller au-delà de la seule question de la « différence » : être en concurrence n’est pas seulement une opération de communication, c’est aussi s’interroger sur le marché que l’on cherche à adresser. Il ne s’agissait pas ici d’adresser le marché de la coiffure en général, il s’agissait d’aller capter une clientèle locale.
Cette « petite histoire » nous permet de lire la concurrence par le prisme de la « théorie des jeux[1] », ce que j’aime appeler la « politique de l’empiètement », parce qu’il y a toujours un peu de frottement, on s’y piétine toujours un peu pour aller chercher de nouvelles parts de marché. La question est alors de savoir comment sont réparties les parts du camembert pour chercher à augmenter sa participation dans le jeu, en anticipant et réagissant aux actions de ceux qui sont nos concurrents : une forme de darwinisme social qui verrait se développer une sélection naturelle des acteurs, que l’on appelle la concurrence.
Reste que l’on pourrait s’étonner : le grand débat à propos de la théorie de l’évolution a toujours moins été celui de l’opposition entre « évolutionnistes » et « créationnistes », que la question de la sphère d’influence de la sélection naturelle. Car Darwin a longtemps soutenu qu’elle avait de l’influence au niveau de l’individu, quand son collaborateur Wallace, affirmait qu’il fallait y introduire une composante groupale : notre espèce protège les plus faibles. De fait, on pourrait se demander si la question de la concurrence ne se pose pas également dans un cadre plus collaboratif, plus groupal. Qu’est-ce que serait une concurrence « collaborative » ?
Et j’ai une autre petite histoire : c’est l’histoire d’une rue bien connue de Lyon où se sont installés des salons de coiffure africaine. Ce qui est intéressant, c’est la chronologie de l’histoire : d’abord un, puis deux, puis trois, puis… On pourrait penser que la multiplication des salons a diminué la part de marché de chacun des acteurs. En réalité, c’est tout l’inverse qui s’est produit : la densification des acteurs a constitué un marché qui fit référence dans toute la ville. La question n’était pas tant de se diviser un marché, voyant par là sa participation diminuer à chaque installation, que de contribuer collectivement à l’enrichissement et la croissance de ce marché. Très vite, cette rue est devenue LA rue des salons de coiffure africaine. Et s’y sont pressés, de toute la ville, celles et ceux qui souhaitaient y investir leur style. On est ici face à une autre définition de la concurrence : moins la concurrence comme « empiètement » que la concurrence comme « entrelacement ».
On a tendance habituellement à ne pas voir ces deux logiques comme étant contradictoires : dans le premier cas, on serait face à une logique de marché constitué et mûr ; dans l’autre on serait face à une logique de marché à constituer. Saut qu’en disant cela, on induit souvent l’idée qu’un marché constitué et mûr passe nécessairement d’une logique de l’entrelacement à une logique de l’empiètement. Reste que si la lecture proposée est volontairement simplifiée, elle ne manque pas de poser une question : qu’est-ce que peut être une concurrence collaborative dans le cadre d’un marché mûr ?
Or telle est précisément la question qui se pose dans la mise en réseaux de l’économie. Une dynamique qui génère beaucoup de bons mots et de bonnes intentions, mais qui n’est que rarement vécue, pensée et actionnée dans son sens fort. Car on peut lire cette dynamique de deux manières :
Soit avec une forme de réticence, paraît-il réaliste, qui cherche à profiter de la mise en réseau en adoptant une posture d’échange : le R.O.I. doit être mesurable, et l’on doit globalement pouvoir quantifier les intérêts partagés sur le réseau. Autrement dit, la question se pose toujours de savoir si, tout seul, on ne serait pas gagnant. Dit autrement également, la logique de fond reste ici celle d’une politique de l’empiètement, où l’enjeu de la mise en réseau est moins la valorisation d’un secteur d’activité que la conquête de parts de marchés.
Soit avec une forme de naïveté, paraît-il innovante, qui cherche moins à adopter une posture d’échange qu’une posture de don, où le R.O.I. est difficilement mesurable dans l’immédiat ; où les intérêts individuels de l’organisation procèdent le plus souvent de bonnes intentions ; où l’on ne se pose pas la question de l’intérêt individuel parce que la question ne se pose pas : en contribuant au marché, je contribue à moi-même. Dit autrement, la logique de fond est ici une logique de l’entrelacement, où l’on présuppose que valoriser son marché, contribuer à sa richesse – au risque de sa pauvreté – conduira inexorablement à valoriser sa propre pomme.
Ces deux postures peuvent être illustrées par des auteurs en sciences humaines et sociales : d’un côté on est dans une lecture de la « société en réseau », proche des théories de Manuel Castells. De l’autre on est dans une lecture de la société « rhizomique », directement inspirée des travaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Sauf qu’aucune de ces lectures n’est pleinement satisfaisante. On a, dans un cas, l’impression que le vieux monde cherche à profiter sans donner ; on a dans l’autre, l’impression d’une lecture « bisounours » qui ignore la possibilité du mal et de ses ruses.
Si l’on se réfère au texte de Kant sur l’insociable sociabilité[2], où Kant développe cette idée que nous sommes sans cesse tendus entre un besoin d’indépendance et un besoin d’interaction, un besoin de ne penser qu’à nous et le constat que nous avons besoin des autres, alors il faut peut-être voir dans cette dichotomie les pôles d’une dialectique : il faut chercher à penser dans la nuance.
Et à la question de savoir ce que peut être une concurrence collaborative dans le cadre d’un marché mur, il me semble qu’on peut ici trouver une réponse chez Aristote. Car la question n’est pas de savoir si l’on donne ou si l’on échange. À bien des égards, les travaux de Marcel Mauss[3] sur la question du don indiquent assez clairement qu’il n’est jamais de don pleinement désintéressé ; tout au plus sont-ils des « gages », c’est-à-dire des « engagements » dans le temps où l’on diffère le retour sur investissement. La question n’est pas non plus de savoir s’il faut être égoïste ou altruiste, mais de s’interroger sur la posture qu’une organisation doit adopter pour tenir ensemble une claire compréhension de ses intérêts particuliers, et une valorisation de son marché et de ses acteurs.
Or la proposition aristotélicienne, selon laquelle « l’homme est un animal politique »[4] me semble être une réponse pertinente.
Car les acteurs d’un marché arrivé à maturité pensent souvent la concurrence comme un jeu de différentiation, où l’enjeu principal tient à sa seule capacité d’innovation, sinon de disruption : il s’agit de se différencier pour capter des parts de marché, ou pour reconfigurer son marché. Mais tout l’enjeu d’une économie de réseau tient à l’intégration d’une logique collaborative dans cette logique d’innovation. Il ne s’agit pas d’incrémenter, mais plutôt de marier ces deux logiques : sortir d’une forme de saupoudrage, dont on peut parfois penser qu’il n’est qu’affichage. Or, quoi de plus politique qu’un mariage ?
Car c’est précisément un changement de paradigme : avec la logique de réseau, la concurrence quitte progressivement une logique de guerre, pour une logique de démocratie et de dialogue. L’enjeu de la concurrence, au-delà de la question de l’innovation, c’est la question du lobbying, de la philosophie politique qu’une organisation peut promouvoir, et la cohérence de sa proposition de valeur au regard de cette philosophie.
Par politique je n’entends évidemment pas d’abord le fait d’adhérer à un parti politique ; j’entends plutôt une « vision du monde », ou ce que l’on appelle plus souvent une « éthique », c’est-à-dire une « manière d’habiter le monde ». C’est ce que de grands groupes ont compris : Apple, Google, IBM, Facebook ! Par leur proposition de service, ils font la promotion d’une « manière d’habiter le monde », qui dit donc une vision de l’homme, de la société et du monde. Or, à l’avoir compris avant tout le monde, ils nous font courir le risque d’un abus d’idéologie dominante.
C’est l’un des combats des abeilles noétiques : accompagner nos clients dans le passage d’une charte éthique comme déontologie à une charte éthique comme philosophie corporate. Car dans ce paradigme, se faire concurrence c’est s’affirmer dans le dialogue démocratique, c’est porter une vision de son marché, c’est penser que le cœur de sa stratégie repose sur des enjeux philosophiques, éthiques et politiques.
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[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Théorie_des_jeux
[2] Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784), 4ème proposition.
[3] « Essai sur le don » (1923), in Sociologie et Anthropologie, Ed. PUF 1989, p.267-270.
[4] Aristote, Politique, I, 2.